Les dessins et peintures de Cathy Burghi (née en 1980, Uruguay) nous plongent dans les méandres de l’expérience féminine. Ce sont des portraits de femmes sans visages qui interpellent avec (im)pertinence la condition féminine. Initialement la jeune artiste ne se destinait pas à la peinture, en Uruguay puis au Brésil elle a développé une pratique autour du food art. Un goût qu’elle a laissé de côté à son arrivée en France. Depuis 2007, elle s’attache à la figuration de femmes au moyen d’une technique unique qui est le mélange du crayon et de la peinture.
Ses œuvres réalisées en peu de temps figurent des corps aux expressions puissantes. L’artiste précise : « Cela me permet de vraiment me concentrer sur l’émotion et d’établir une relation plus intime avec mes travaux. Le temps de réalisation d’une œuvre a beaucoup d’influence sur le résultat final et cela se ressent dans la fraîcheur de mes dessins. »[1] Une fraîcheur de l’exécution qui caractérise sa pratique et son style. Elle peint et dessine des femmes rouges et des femmes noires, sur des fonds gris, rouges ou noirs. Le code couleur de son œuvre est restreint, ce qui procure une grande force visuelle et une identité à sa peinture. La couleur a son importance, par exemple rouge y est agressif et passionné. Les femmes de Cathy Burghi apparaissent souvent en couple, les corps se dédoublent et fusionnent. Les corps sont liés entre eux pour n’en faire qu’un.
Les œuvres les plus récentes sont intrigantes, elles amènent une réflexion basée sur les femmes et ce qu’est d’identité femme. La recherche identitaire est caractérisée par l’absence des visages et des expressions. Son œuvre peint est extrêmement sobre, son dessin ne s’encombre pas du détail, il va à l’essentiel de la corporalité souhaitée. L’artiste utilise une certaine forme de simplicité stylistique pour nous plonger franchement dans son univers artistique. Un univers à la fois poétique et politique. Politique parce que la représentation de ses femmes est volontairement subversive. Cathy Burghi transgresse la tradition patriarcale artistique prônant l’image de la femme passive, docile et sensuelle. Ses femmes sont actives, en lutte. Ce sont des femmes modernes qui s’interrogent sur la maternité, leurs corps et leurs sexualités. « Je m’interroge sur la condition féminine et vous interroge. » Burghi impose une poésie picturale et thématique qui repose entièrement sur l’expérience des femmes, la sexualité et la dualité de ses personnages.
En voyant ses œuvres nous ne pouvons pas nous empêcher de penser aux thématiques développées dans les années 1930-1940 par l’artiste Mexicaine Frida Kahlo (1907-1954) qui a été une femme artiste pionnière dans la représentation de l’expérience corporelle féminine. Une influence artiste revendiquée par Cathy Burghi : « J’aime de nombreux artistes, je ne sais pas si tous ont influencé mon œuvre. Probablement, d’une manière ou d’une autre : Frida Kahlo, Ana Mendieta, Judy Chicago, Cindy Sherman, Louise Bourgeois, Francis Bacon, Félix Gonzalez Torres, Goya etc. » Les influences artistiques citées par Burghi trouvent chacune leur place dans son travail tant au niveau des compositions que dans le contenu. Lorsqu’en 1940, Kahlo peint Las Dos Fridas, un double autoportrait où les deux Frida sont reliées par une veine. Kahlo a été l’une des premières femmes artistes à représenter le sang vaginal. Elle a laissé de côté la fausse pudeur pour aller à l’essentiel de son expérience corporelle, psychologique et sociale. Elle a brisé des tabous comme la figuration du sang vaginal, la nudité féminine non idéalisée, l’expérience biologique des femmes qui ne fut jusque-là jamais montrée parce qu’elle était associée et cantonnée à la sphère privée. Le sang, les artères, les veines, assimilées à des racines. Les racines d’une histoire collective et personnelle dans laquelle s’inscrit Cathy Burghi. Kahlo a offert une peinture sans concession où son corps est mis à l’épreuve du patriarcat et de la lutte pour les femmes. Une représentation sans concession dont Cathy Burghi est l’une des héritières.
La jeune artiste uruguayenne offre une iconographie singulière chargée d’un passé artistique puissant. Les femmes de Burghi sont ensanglantées. Le sang vaginal, le sang du combat ou le sang de la souffrance. « La nécessité de peindre surgit comme surgissent les choses les plus simples et spontanées de la vie, comme des gestes involontaires d’affection, comme on sourit, comme on embrasse ou comme on se souvient du visage d’un ami à n’importe quelle heure du jour. Quand je peins, j’exprime des choses au-delà des formes et des concepts, il y a des sensations inexplicables hautement subtiles que même la théorie la plus complète de la couleur ne peut démystifier. »[1] La série intitulée Double Identité est très forte visuellement. Chaque œuvre, réalisée au crayon et à la peinture, met en scène deux femmes, toujours reliées entre elles. Un lien corporel : un bras, une épaule, une veine etc. Les femmes de Burghi sont des femmes siamoises, elles sont doubles et unes à la fois. Un combat est ressenti entre ces femmes. Une lutte interne pour une quête d’identité à la fois sexuelle et culturelle. Sur la dualité dans son œuvre, Cathy Burghi explique : « Le doublement a pour moi différentes explications. D’un côté, il me permet de représenter la petite fille et la femme. La transition, le passage du temps, le combat ou la réconciliation entre ces deux êtres qui habitent le même corps. Avec des sensations différentes. » L’autre signification donnée par l’artiste vient du fait qu’elle ait quitté son pays natal, l’Uruguay, pour s’installer en France. « Maintenant, j’existe dans deux lieus distants, je suis une femme divisée et parfois dédoublée, qui doit se construire et se déconstruire. Le doublement peut être la représentation des liens familiaux, de mes origines. Une de ces femmes est ma mère à laquelle je suis attachée. Dans mon travail, j’essaye de couper le cordon qui m’unit à elle, pour devenir une femme à part entière. »
La dualité dans l’œuvre de Burghi exprime donc un combat interne entre la petite fille et la femme. Un combat féminin auquel se superpose le statut diasporique de l’artiste qui vit désormais dans l’espace « entre-deux » développé par Homi K. Bhabha. Un espace de réflexion critique sur sa condition de femme artiste exilée qui chercher à établir des ponts entre deux territoires. Un espace où la douleur prend sa place. La figuration du sang est un fil conducteur dans ses œuvres peintes. « Le sang c’est la santé, la vie, la fertilité, la maternité, les liens familiaux, la naissance, la douleur et le danger. » Le sang qui circule dans nos corps, sillonne également les moments forts de nos vies et plus spécifiquement la vie des femmes. Notre Sang (2010) figure ce combat féminin où deux boxeuses s’affrontent et s’enlacent. Un combat où le sang apparaît au fur et à mesure des coups portés. Le sang des deux femmes fini par devenir le lien qui les unis. Il éclabousse leurs corps et leurs visages et pour finalement créer une harmonie. « Elles se battent contre elles-mêmes, elles cherchent à prendre en main leur existence, à passer à l’action ». Les femmes de Burghi combattent fermement l’idée stéréotypée de la femme lascive, passive, cantonnée à la sphère domestique. Femme Nature (2010) est composée de trois œuvres montrant une femme vêtue d’une robe blanche qui semble lutter avec un rocher. Une lutte quasi sexuelle avec l’élément minéral. La femme combat la nature et refuse son assimilation à l’image éternelle et stéréotypée de la « mère nature ». Les femmes recherchent leurs identités à travers le combat avec elle mêmes et avec cet héritage patriarcal dont elles doivent se défaire. « Le corps à une valeur très importante dans notre genre, peut-être par ses possibilités plus variées et plus riches que celles du corps des hommes. Ces particularités font que notre condition féminine peut nous permettre de nous élever ou bien au contraire de nous imposer un poids difficile à supporter. » La série Cocooning (2010) met en scène des femmes, seules, dont les visages et le haut de leurs corps sont enfermés dans une enveloppe tricotée. Leurs corps sont en phase de libération, ils se métamorphosent de la même façon que le papillon sort de la chrysalide pour prendre son envol.
Cocooning nous rappelle la performance de Françoise Janicot réalisée pour la première fois en 1972. Lors de sa performance, Encoconage, Françoise Janicot enroulait progressivement une corde blanche autour de son propre corps. La corde recouvrait totalement son corps, puis son visage jusqu’à ce que l’artiste ne puisse plus respirer. Une personne extérieure devait venir rompre la corde pour libérer l’artiste suffocante. En 1972, Françoise Janicot dénonçait la condition oppressante des femmes, notamment des femmes artistes qui souffraient du manque flagrant de visibilité. Burghi s’inscrit volontiers dans l’héritage artistique féministe, elle a récemment fait de choix de broder la série « Notre Sang ». En passant du dessin à la broderie, Cathy Burghi donne une nouvelle dimension à ses femmes. Si ses œuvres dessinées traitent d’une intimité et d’une expérience personnelle forte, l’acte de broder est en lien avec la peau, le corps, que l’artiste perce et tisse à la fois.
En 2010, Cathy Burghi libère ses femmes du carcan patriarcal. Elles portent des robes courtes, des talons aiguilles, elles dansent ou se battent. Les femmes qu’elle représente sont les fruits des luttes antérieures, elles incarnent une résistance permanente. Ses peintures expriment la puissance de la condition féminine tout en s’appuyant sur ses failles et ses fragilités. Elles mettent en scène une nouvelle sensibilité qui est celle des femmes d’aujourd’hui.
[1] Statement de l’artiste. [En ligne] : http://www.cathyburghi.fr/.
[1] Les mots de Cathy Burghi tout au long du texte sont extraits d’un entretien mené avec l’artiste en juillet 2010.