If you ever get close to a human
And human behavior
Be ready, be ready to get confused
And me and my hereafter
There’s definitely, definitely, definitely no logic
To human behavior
Björk – Human Behaviour (Debut, 1993)
Les paroles de la chanson de Björk examinent le comportement humain du point de vue de l’Autre, celui de l’animal, du végétal, du minéral et de toutes autres manifestations du Vivant. Si vous vous approchez d’un humain, soyez prêts à la confusion, il n’y a définitivement aucune logique. Ce manque de logique, cette inclinaison à la confusion, au trouble, à la dérive, à la transformation, au mouvement, constituent les fondements de l’œuvre d’Edi Dubien. À travers ses peintures, dessins et installations, il nous livre sans concession son histoire : celui d’un individu qui a dû apprendre à apprivoiser son histoire, à se battre contre son corps et contre la société. Edi Dubien est né dans un corps à réparer et à reconstruire. Les extensions sont la matérialisation de la conscience d’un être envers son corps, la réalité du corps c’est la conscience.[1] Son œuvre accompagne son parcours, son histoire, pour en exprimer et en manifester la grande violence, mais aussi la détermination, le courage, la résistance et la beauté.
L’artiste s’est peu à peu construit un univers où le vivant, dans son ensemble, est mis en relation. La nature y est envisagée sans hiérarchie, sans catégorie, sans domination entre les êtres. Donna Haraway écrit : « Dans le pays légendaire appelé ʺOccidentʺ, la nature, aussi imprévisibles et contradictoires que puissent être ses manifestations, est depuis très longtemps l’opérateur clef des discours fondateurs. La nature est ce qui met en valeur la culture. C’est la zone de contraintes, de ce qui est donné, de la matière comme ressource ; la nature est la matière brute nécessaire pour l’action humaine, le champ de l’imposition du choix et le corollaire de l’esprit. La nature a également servi de modèle pour l’action humaine ; ou agir de manière non naturelle n’est en général pas considéré comme une chose saine, morale, légale, ni comme une bonne idée. »[2] La nature traverse et nourrit un imaginaire et une histoire dont l’artiste explore chaque étape. Se refusant à la traditionnelle opposition nature/culture, il s’inscrit pleinement dans le Vivant, au cœur d’un écosystème en perpétuelle évolution, d’un territoire en construction où la fixité des êtres et des choses est impossible. En ce sens, l’artiste fouille sans relâche le moment de l’enfance, les prémices du corps, de sa structuration et de sa performance. Si de manière traditionnelle, l’enfance est déterminée comme un moment idéal où l’innocence et insouciance sont reines, l’artiste échappe aux lieux communs en y injectant le trouble, la cruauté, la mélancolie, la peur et les fragilités. Enfant je n’avais pas le droit de pleurer, pleurer c’est la liberté et le départ de la rébellion. À l’image des dessins d’Henri Darger ou bien des céramiques de Françoise Pétrovitch, ses œuvres attestent d’un moment marqué par une dichotomie extrême où la férocité rencontre la poésie, l’innocence dialogue avec la violence. La vie et la mort s’y entrecroisent sans cesse, elles bataillent, se moquent, se mordent, s’embrassent et s’entrechoquent.
L’artiste convoque des ressorts poétiques, métaphoriques et symboliques pour traduire la violence et la complexité de son expérience personnelle. En échos aux œuvres de Frida Kahlo, d’Elke Krystufek, d’Ins A. Kromminga ou encore Grayson Perry, Edi Dubien formule une œuvre autobiographique dont la portée et l’engagement posent la question de la résistance où le politique (collectif) rejoint inévitablement le personnel (intime). L’autoportrait joue donc un rôle moteur au sein d’une cosmogonie où le récit du réel est combiné à une dimension étrange, surréelle et poétique. Ainsi, la chevelure du jeune garçon devient le motif surmontant un espace de projection où le visage de l’artiste est substitué à des scènes, des paysages, des symboles (une barque, une échelle, un arbre, un crâne, un costume d’homme, une maison), des jouets ou des animaux. Le visage absent laisse place à un imaginaire dense au sein duquel l’artiste se protège, se dévoile, se construit et se définit. Le visage absent est un aussi un espace où la fuite et l’échappée sont rendues possibles. Par là, il revisite et réinvente le récit de son enfance en représentant les étapes et les épreuves de son point de vue, celui d’un petit garçon étranger en son corps, victime d’une histoire déterminée par la violence. Au bout de mon doigt l’on peut trouver une pierre, un arbre, une possibilité d’exister.
L’entrelacement de la Nature et de l’enfance implique une réflexion sur le temps. Le refus de la fixité, du pouvoir et de l’autorité est éminemment présent dans ses choix stylistiques et ses gestes. Les images et les objets sont mus par la recherche et le mouvement. Les sujets échappent à une représentation pleine et révolue. Edi Dubien emploie des gestes arrêtés, rapides, brusques, il travaille les blancs, les réserves, les coulures. Tout ici est inachevé. Son style est mû par une énergie vitale, un besoin de vitesse, de renouvellement, de transformation. Conjointement à la vitalité de ses gestes, les sujets engagent une dualité où le temps, matière ambiguë, oscille entre la vie et la mort. L’artiste travaille ainsi la vanité, sujet classique et intemporel, posant la question de l’existence même. Les œuvres manifestent une violence : les corps sont fragmentés, inachevés, hybridés, fantomatiques. La notion du monstre est mise en lumière : celui ou celle qui se montre, qui fait part de son altérité, de sa différence, de son existence. Edi Dubien fouille la monstruosité strate par strate, de ses entrailles jusqu’au costume. De nombreuses œuvres traduisent le fait d’être un étranger à soi-même, la sortie et l’intolérance à soi et aux autres. Le monstre, la violence, les gestes brutaux, les relations convulsives entre les êtres proviennent de son histoire traumatisée. L’enfance d’Edi Dubien est marquée par la maltraitance, le harcèlement, les insultes, la honte et la peur. Le monstre n’est pas seulement « celui qui se montre », mais aussi celui qui ne protège pas, celui qui a ouvert des plaies indélébiles que l’artiste a du patiemment apprendre à soigner et à cicatriser. Les actes dévastateurs des biens pensants, le merveilleux est sous couvert de monstruosité. Les corps se défont douloureusement de liquides ou de matières superflues. L’évacuation est brutale, les corps vomissent, crachent, éructent des fluides qui émanent des différents membres et orifices. Les larmes figurées par des coulures d’un bleu profond donnent naissance à un lac, l’amorce d’un océan et d’un nouveau paysage. De la bouche du jeune garçon jaillit un liquide violemment projeté vers la gueule d’un chien ou vers un crâne humain. Ces fluides (ou végétaux) informent de la difficulté de communiquer avec l’Autre, ils constituent également des liens entre les êtres, entre les vivants et les morts, entre le passé et le présent.
La réflexion sur l’altérité et l’étranger l’amène à donner une représentation à la métamorphose, à la transformation, à la cohabitation des êtres et des paysages. « L’intrus m’expose excessivement. Il m’extrude, il m’exporte, il m’exproprie. ».[3] L’artiste doit reconquérir son propre corps : le définir, l’identifier, le réparer et le libérer. Un travail qui s’opère par le biais d’un apprivoisement de la figure animale qui est extrêmement présente dans son œuvre. Nous y rencontrons de manière récurrente des oiseaux, des chevaux, des chiens, des lièvres, les alter-ego de l’artiste. Il y a toujours une échappée dans mon travail, une échappée comme les fonds blancs, parfois je ferme les passages, je ne fais qu’un avec l’espace qui m’entoure. La quête de soi passe par l’identification, la transposition et la comparaison. Edi Dubien inscrit son corps dans ce travail d’observation et de compréhension du Vivant. Un territoire mouvant au sein duquel les corps mutent et s’hybrident : le tronc d’un arbre devient peu à peu la patte velue et griffue d’un chien ; un éléphanteau s’extrait d’une forme s’apparentant à un membre humain ou une pierre ; un rocher pointu est associé à un corps de chien. Dans le sillage d’œuvres comme celles de Javier Perez, Kiki Smith ou Giuseppe Penone, le Vivant est envisagé dans son ensemble : humain, végétal, animal, minéral, etc. Edi Dubien donne une représentation, une image sensible et physique à ce lien puissant qui unit les organismes vivants. Une mise en relation à la fois fascinante et troublante qui remet en cause l’anthropocentrisme. Tristan Garcia écrit : « On peut bien faire l’éloge des frontières, cet éloge sonne creux : lorsque la question devient de tracer concrètement ces frontières, il n’y a plus aucun fondement pour placer sous notre trait politique une ligne déjà inscrite dans l’espace naturel et social. Au terme du lent processus de décomposition de nos catégories classificatoires, aucune ligne inscrite dans la nature des choses n’est assez nette pour permettre de fonder absolument nos représentations : tout déborde, tout semble trop flou, dégradé, nuancé. Même la frontière de notre humanité n’est plus assurée. »[4]
Edi Dubien s’empare de l’image du fleuve pour parler de sa vie, de son corps et de son œuvre. Le fleuve est un élément naturel en mouvement, une course, un écosystème fluide, imprévisible, violent et rassurant. Un territoire dont la finitude est indéterminable, un corps qui performe à l’infini. En ce sens, la question du genre en tant que construction performative trouve un miroir pertinent avec son approche du Vivant. À travers ses peintures, dessins et installations, l’artiste met en formes et en images son histoire, son expérience, son corps. Au-delà de la dimension à la fois autobiographique et introspective, il traite de problématiques insuffisamment inscrites dans un imaginaire collectif encore trop formaté par les normes, les codes et les mesures. Edi Dubien nous livre les affres et les méandres de son histoire intime. Chacune de ses œuvres présente un corps qui traverse le temps. Un corps meurtri, fragmenté, augmenté, hybridé, violenté. Un corps muni d’une béquille, une longue branche d’arbre grâce à laquelle il prend appui. Un corps qui se tient debout. Un corps sans mesure, sans limites qui n’en finit pas de résister.
Notes /
[1] Avec ses mots, Edi Dubien s’est glissé dans le texte.
[2] HARAWAY, Donna. « La seconde sœur-OncomouseTM (1997) », in HACHE, Émilie. Écologie politique, cosmos, communautés, milieux. Paris : Editions Amsterdam, 2012.
[3] NANCY, Jean-Luc. L’Intrus. Paris : Galilée, 2000, p.42.
[4] GARCIA, Tristan. Nous. Paris : Grasset, 2017, p.185
VUES DE L’EXPOSITION /
EXPOSITION / voyage d’un animal sans mesure – Edi Dubien
vernissage
jeudi 21 septembre à 18h
finissage / rencontre avec l’artiste
dimanche 19 novembre à 15h
+ MAISON DES ARTS – CENTRE D’ART CONTEMPORAIN DE MALAKOFF
++ EDI DUBIEN
C’est peut-être un nouveau monde qui est en train de naitre, insaisissable plus qu’invisible, quelque chose qui ne veut surtout pas être immuable,immobile par défaut, un nouveau monde qui n’a pas besoin de le décréter pour l’être à nouveau sans dogme
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